Carlos Liscano: La Lucidité Douloureuse
Se confronter à l’écriture de Carlos Liscano est une expérience éprouvante. Et nécessaire. Non pas parce qu’il soit un écrivain difficile à lire : son écriture est d’une telle simplicité apparente qu’on serait tenté d’oublier l’énorme effort de contention, de détachement, de maîtrise de soi qu’elle a certainement exigé. Non, elle est éprouvante parceque cette écriture raconte, d’une façon transparente et en même temps abyssale, dans la plus grande nudité, la descente aux enfers. Que ce soit l’itinéraire de l’exil, la solitude, la marginalisation et la misère (La route d’Ithaque), ou celui, de cellule en cellule, d’un prisonnier de la dictature militaire uruguayenne systématiquement torturé (Le fourgon des fous), nous touchons, avec lespersonnages narrateurs, le fond. Il semblerait que rien ne nous est épargné : la dégradation du corps, la puanteur, la promiscuité, la douleur, l’horreur. Et pourtant, si la vérité de la déchéance sociale de Vladimir dans La route d’Ithaque, lorsqu’il se trouve lui-même dans le rôle du bourreau face à plus démuni que soi ; ou celle du corps déchiré par la torture à partir duquel est narré Le fourgon desfous, sera pour toujours inaccessible, nous serons en mesure d’accompagner ces narrateurs dans leurs effroyables voyages, sans nous détourner d’eux, mais aussi, et c’est peut-être cela le plus important, sans nous apitoyer. Pour des raisons différentes, les deux narrateurs souffrent autant qu’il est possible de souffrir. Mais aucun des deux n’appelle la compassion attendrie des bonnes consciences.Leurs misères sont là, visibles, comme des plaies ouvertes, et le lecteur ne connaît pas le remède, parce que probablement ce remède n’existe pas en dehors d’eux-mêmes. Ils ne exhibent pas leurs misères, ils ne les cachent pas. Ils nous les donnent a voir, c’est tout. On découvre ainsi un regard particulier, le regard d’après la chute. On découvre aussi un ton. Le regard, désabusé, est celui dequelqu’un qui a depuis longtemps cessé de croire, qui n’a pas la naïveté nécessaire pour penser que nous pouvons influencer le cours des choses : « Elles ne s’arrangent jamais, les choses, nulle part. Et on le sait, et on ne fait rien »[1], dit Vladimir, le narrateur de La route d‘Ithaque. Le ton est celui d’une lucidité lancinante, d’une violence sans emphase, d’un humour noir, qui ne disent quece qui est. Pas d’illusion, pas de précaution, pas d’euphémisme. La condition humaine toute nue, dans sa solitude, ses égoïsmes et ses peurs. Un constat, donc, où l’honnêteté et la cruauté n’en font qu’un.
Nous savons que Carlos Liscano a été prisonnier de la dictature uruguayenne pendant 12 ans. Nous savons que lorsqu’il a été libéré, il est parti en exil en Suède. Le roman raconte l’errance d’unpetit trafiquant de drogue uruguayen – pas un exilé politique, donc – qui tente sa chance en Suède d’abord et à Barcelone après. Là, il s’enfonce dans la déshumanisation, avant de reprendre pied et de décider de revenir en Suède, où il a laissé une femme et trois filles. Il est toujours à la recherche d’un rêve, qui n’est pas celui du bonheur ordinaire, mais d’une paix qui se dérobe. Vladimirn’est pas Carlos Liscano, mais il nous semble évident que le récit se nourrit de ce qu’il a pu voir et vivre lui-même loin de son pays. En revanche, Le fourgon des fous est un récit autobiographique, et le narrateur est – dans la mesure où la représentation peut rejoindre l’être – le personnage et l’auteur, le prisonnier et l’écrivain. Il raconte de façon à la fois méticuleuse et elliptique lesannées d’enfermement qui ont laissé des traces dans l’âme et le corps pour toujours. Comme beaucoup d’autres qui ont vécu des situations semblables, Carlos Liscano n’a pas pu raconter cette histoire avant longtemps : « Vingt sept ans passeront avant que je trouve une voix qui puisse parler du temps ancien » (159), dit-il avant de fermer son récit. Entre-temps il s’est posé les mêmes questions...
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