Roman
G
érard Genette s’est intéressé à la question du paratexte (tout ce qui entoure et
prolonge le texte) dans son ouvrage Seuils. Il étudie notamment le péritexte, à savoir
tout ce qui est autour du texte, choisi par l’auteur et qui lui donne sa signification. Tout ce
qui est au « seuil » d’une œuvre, dans laquelle on n’est pas encore entré et sur le pas delaquelle l’auteur vient nous accueillir, à savoir le titre, le sous-titre, les intertitres, le nom
de l’auteur, la date d’édition, les notes, les illustrations et surtout les préfaces et adresses
au lecteur. Le prologue de Gargantua de Rabelais est un des exemples les plus
paradigmatiques de ces captatio benevolentiae, dans lesquelles Genette distingue deux
thèmes : le « pourquoi » et le «comment ». Pourquoi le lecteur doit-il lire cette œuvre ? et
comment doit-il la lire ? A la fois invitation à la lecture et mode d’emploi de l’œuvre qui va
suivre. Pour pouvoir bien saisir tous les enjeux et les intertextes mus par le prologue de
Gargantua, il faudrait pouvoir faire référence constamment à Saint Paul, à Lucien, à
Marsile Ficin, à Erasme, Erasme qui a réalisé ce que Rabelaisappelle le « syncrétisme
platonisant gréco-chrétien », syncrétisme qui sous-tend tout le texte. Il convient aussi pour
finir cet avant-propos de préciser que Rabelais était médecin et s’intéressait
particulièrement à l’alchimie, et au pythagorisme qui en est le corollaire.
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vant de nous intéresser aux deux questions de Genette, précisons tout de même
que Rabelais désigne desdédicataires, des narrataires, c’est -à-dire des lecteurs
modèles, des lecteurs parfaits possédant la bibliothèque et la vivacité d’esprit nécessaires
à la bonne intelligence du texte, dédicataires pour le moins inattendus.
« Buveurs très illustres et vous, vérolés, très précieux ». Ici, la métaphore
dominante de la littérature bascule : on passe de l’innutrition, absorption et digestion desauteurs (que ce soit l’assimilation récurrente du poète à l’abeille, que l’on retrouve chez
Platon, Lucrèce, Montaigne ou Chénier, ou la théorie de l’innutrition d’Emile Faguet) à la
soif et à l’ivresse (« A boire ! » s’écrit Gargantua dès sa naissance). Cette soif, c’est une
soif de livres et de connaissances, soif que connait tout lecteur humaniste, soif qui est ici
accentuée par le caractèregigantesque des personnages, mais derrière le géant, c’est
l’Homme qu’il faut voir. Cependant le lien entre alcool et savoir n’est pas d’une grande
innovation. Le symposium, le banquet grec (Rabelais parle bien du dialogue de Platon, Le
Banquet), lieu de la plus haute culture et de l’échange savant entre sages et lettrés, est
indissociable de la consommation, presque rituelle, de vin, dontSocrate était un amateur
invétéré, lui, qui était comparé à cause de sa laideur à l’ivrogne ventripotent qu’est Silène,
précepteur et initiateur de Dionysos. Mais sont convoqués au symposium rabelaisien non
pas les semblables de Socrate, parangon des aristoï, de ces membres de la sanior pars,
mais les parias, les écoliers, les lettrés ou « lettreux » et tous ceux qui gravitent autour
d’unmonde fait d’excès et de débauche. Le vin est considéré, par les savants-alchimistes
du Moyen-Âge, tel Raimond Lulle, comme le principe même de la quintessence
philosophique. Pour Rabelais, l’« homo sapiens », c’est l’« homo bibens ». Le
« pantégruélisme », état de perfection à atteindre, n’est fait que de rire et de vin.
Cette débauche est signifiée ici à travers la dédicace aux vérolés. Cesvérolés,
véritablement mis au ban de la société, émaillent le monde des lettres de leurs visages
défigurés : pensons à Paul Pellisson, de qui Madame de Scudéry disait qu’il « abusait du
droit que les hommes ont d’être laids », ou encore à Merteuil dans Les Liaisons
Dangereuses ou bien à Nana chez Zola. Il faut remarquer aussi le caractère alchimique des
vérolés, puisqu’ils étaient soignés avec...
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