L'Enfant De L'Autre

L’enfant de l’Autre : les enfants morisques dans les écrits de l’évangélisation

Parler d’enfance, c’est suivre la construction d’un concept où se mêlent l’âge, la formation physique et mentale de l’individu, sa condition légale. C’est également la mise en relation entre cet état d’enfance et les conditions de vie qui y sont liées, de même que les relations établies par la société entre cetâge et les autres. Au cours de l’histoire, l’état d’enfance est passé d’une condition définie négativement (l’enfant est un adulte en devenir, un adulte moins les conditions qui feraient de lui un adulte) à un âge de la vie considéré pour lui-même, porteur d’une valeur propre.
Faire l’histoire de l’enfance, c’est aussi faire l’histoire des conditions de vies particulières à cet âge, des relationsqu’entretient l’enfant avec l’adulte, de ce que l’adulte hérite de son enfance. Nous nous en tiendrons ici à des objectifs plus modestes.
De l’enfant morisque subsistent des mentions occasionnelles, des références détournées à travers les polémiques religieuses sur les rites, les calculs des politiques et des évangélisateurs pour transformer un peuple musulman en peuple chrétien. Dans cettedocumentation, produite essentiellement par des chrétiens, pour des chrétiens, ce qu’on saisi d’abord, c’est le regard porté sur l’enfant de l’Autre.
À travers une modeste sélection de texte, nous allons donc suivre la trace des apparitions des « niños » et des « muchachos » dans les mots de chrétiens soucieux de la conversion des morisques. Cela nous conduira à relever non seulement des stratégies deconversion en rapport avec les enfants, avec des peurs et des griefs qui touchent les enfants, mais aussi des éléments permettant de circonscrire (à défaut, pour l’instant, de les définir) les notions d’enfant, de parentalité et d’hérédité, telles que nos auteurs les conçoivent dans ce contexte. Faute d’espace, il a fallu en revanche renoncer à certains aspects qui auraient nourri en partie cetteproblématique, notamment en lien avec le paternalisme religieux affiché par les missionnaires.

Contexte
Au cours de la Reconquista, et jusqu’à sa dernière étape - la chute de Grenade en 1492 -, les conquérants chrétiens ont adopté envers les populations musulmanes soumises une politique conciliante visant la paix sociale et le maintien de cette force de production sur leur territoire,notamment en accordant la liberté de pratiquer leur religion, sous certaines limites, aux minorités juives et musulmanes. La cohabitation n’est toutefois pas sans tensions, et des incidents violents rythment la période de 1390 à 1521. Après l’achèvement de la Reconquista, les politiques changent. Les Juifs sont expulsés du territoire en 1492, les musulmans de Castille forcés de se faire baptiser en1502, les musulmans de la couronne d’Aragon en 1525. Dès lors, les minorités morisques, officiellement chrétiennes, mais toujours attachées à l’Islam, subsistent sur les territoires espagnols, et les autorités mènent une politique d’assimilation et d’évangélisation de plus en plus vigoureuse. La pression accrue sous le règne de Philippe II mène à la révolte des morisques du royaume de Grenade, tandisque ceux du royaume de Valencia inquiètent. Pour mater la révolte grenadine, Philippe II ordonne la dispersion des nouveaux chrétiens de ce royaume dans le reste de la couronne de Castille, mettant un frein brutal non seulement à la révolte, mais aussi aux efforts évangélisateurs dans cette région. Cet effort de pacification eut par ailleurs l’effet pervers d’étendre au reste de la couronne lesinquiétudes liées aux morisques. Après cet épisode, la répression inquisitoriale se fait plus sévère et le pessimisme face à la conversion des morisques croît jusqu’au cynisme. On évoque dès 1580 une « solution finale » au problème morisque par la mise en œuvre d’une expulsion générale qui sera finalement ordonnée par le duc de Lerma, favori de Philippe III, et prendra place entre 1609 et 1614....